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Les chroniques d'Anaxagore

14 juin 2012

Le choix humain de l'euthanasie

Lettre ouverte à Monsieur Pierre Olivier ARDUIN à propos de votre article paru dans « Valeurs Actuelles » du 9 février 2012.

 

          Tout d’abord, Monsieur, vous vous présentez comme « docteur en philosophie ». Vous n’êtes donc pas journaliste mais vous ne faites pas exception à certains professionnels des médias qui ne font pas honneur à leur profession. D’où, sans doute, ce titre accrocheur : « Le choix mortel de l’euthanasie » propre à susciter la curiosité morbide des gogos. En bon français cela s’appelle du racolage… passons, attachons-nous à la substance même de votre article.

          Vous rappelez en préambule l’engagement du Président de la République, Monsieur François Hollande :

          « Je proposerai que toute personne majeure en phase avancée ou terminale d’une maladie incurable provoquant une souffrance physique ou psychique insupportable et qui ne peut être apaisée puisse demander dans des conditions précises et strictes, à bénéficier d’une assistance médicalisée pour finir sa vie dignement ».

          Vous jugez cette proposition redoutable. En ce qui me concerne, je pense que Monsieur Hollande fait preuve d’une prudence toute politique. Vos propos dans Valeurs Actuelles sont sous l’exergue « Parlons vrai ». Oui, parlons vrai, et surtout du vrai débat qu’aucun homme politique n’a eu le courage d’aborder : la reconnaissance du droit inaliénable pour un malade de gérer sa fin de vie et d’être assisté par une personne de son choix dans l’exercice de ce droit qui lui appartient en propre et que personne ne peut lui refuser.

          A mon sens, cette proposition de Monsieur Hollande, si toutefois il lui donne suite, ne sera qu’un mince progrès dans la législation actuelle, notamment par rapport à la loi Léonetti. « Conditions précises et strictes », cela voudra-t-il dire que le postulant à un mort douce devra sous-traiter ses exigences à de « pseudo-experts » dont je récuse par avance la compétence parce que non concernés ? En effet, qui jugera d’une souffrance « insupportable » ?

          Au sujet de la loi Léonetti, je n’ai relevé dans votre article aucune allusion à cette fameuse loi dont d’aucuns considèrent qu’elle est la seule réponse à la question de l’euthanasie. Elle n’est qu’une avancée dans la reconnaissance des droits du malade lui permettant d’abord de refuser l’acharnement thérapeutique qui n’est rien d’autre que le comportement de certains médecins  pouvant, à l’instar de tortionnaires SS, exercer librement leur sadisme, et cela en toute légalité.

         Mais peut-être pensez-vous comme ces infirmières, ces religieuses, assistantes du regretté Professeur Milliez? Il avait confié un jour à un journaliste qu’il devait lui-même pratiquer des injections de morphine pour soulager ses patients car les religieuses de son service s’y refusaient au motif que la souffrance est rédemptrice. Ne serez-vous pas d’accord avec moi si j’affirme que ces infirmières ne se comportaient pas en soignantes mais en bourreaux ? Inutile de me répondre, je sais déjà votre réponse sur un simple constat de la triste réalité des faits.

          Mais pardonnez-moi cette digression et revenons à votre article.

          

          Votre « philosophie » me paraît des plus spécieuses. Je vous cite : «  La dignité n’est pas un attribut qui peut être mesuré sur le plan quantitatif, c’est une qualité dont l’homme jouit par nature. Elle est le signe de la valeur inconditionnelle accordée à la personne… ».

          La reconnaissance de la qualité d’un être humain, ainsi formulée, est éminemment douteuse lorsqu’on l’applique à un Adolf Hitler, un Joseph Staline, voire un Idi Amin Dada, tous gens nantis d’un sens très personnel de la dignité d’autrui et qui ont transformé « se suicider » en un verbe transitif pour s’exonérer des exécutions de masse.

          Cela étant posé, j’en viens à votre première objection à toute libéralisation de la gestion de la fin de vie. Vous écrivez : « L’euthanasie n’est et ne sera jamais le lieu d’exercice d’une liberté purement isolée ».

          Cette première objection tombe d’elle-même dans la mesure où vous affirmez des éléments dans un dossier dont vous ignorez tout. Contrairement à ce que vous pensez, le choix de l’euthanasie est, le plus souvent, le lieu d’exercice d’une liberté purement isolée. En fait votre usage du terme «  isolée » est déplacé, il faut dire « personnelle ».

          Pourquoi dévaloriser à ce point le malade en évoquant « sa liberté impuissante qui a besoin de la puissance d’agir des autres pour être effective… » ? On devine d’emblée ce qui vous préoccupe : le pouvoir tout puissant du corps médical qui a le monopole des moyens de la mort douce et auquel, selon vous, on ne doit pas toucher.  Vous faites preuve, dans cette déclaration, d’une sécheresse de cœur et d’une petitesse d’esprit qui n’ont d’égales que votre cynisme. Auriez-vous perdu tout sens de l’humain si tant est qu’un jour vous l’avez possédé ?

           Lorsque  vous pointez du doigt cette liberté « instrumentalisant les soignants et détruisant leur vocation qui est d’être au service de la vie humaine », vous niez la dimension réelle des médecins pour qui soigner ce n’est pas seulement s’acharner dans des combats qu’ils savent perdus d’avance mais accepter que leurs patients, pour leur bien être, empruntent avec eux (j’insiste, avec eux) une voie différente faite de compréhension et de générosité.

          Votre deuxième objection : « La demande de mort d’un malade n’est souvent que l’expression d’un appel au secours et non celle d’une liberté individualisée » ne relève pas d’une argumentation rationnelle mais d’un pur fantasme de votre inconscient. Elle montre, mais il n’en est nul besoin, que vous n’avez jamais vécu ce genre de situation auprès d’un de vos proches qui voulait choisir sa fin de vie.

          Vous terminez par : « Ce n’est certainement pas le moment d’abdiquer un modèle qui nous tient à la hauteur de notre dignité d’hommes… ».

          Je vous répondrai sur le « modèle », Monsieur, avant de conclure sur la dignité. J’ai vécu assez longtemps, ce qui ne semble pas être votre cas, pour avoir suivi de très près les péripéties de la mise en place de la loi sur la contraception au début des années 70. Je revois le courage admirable de Madame Simone Weil, présentant son projet sous les insultes les plus viles et les propos les plus abjects de ces défenseurs de l’ordre établi auxquels sa lumineuse humanité avait fait perdre toute dignité.

          Je revois le professeur Milliez, je n’hésite pas à le citer de nouveau, venant témoigner au tribunal de Bobigny  sur toutes les femmes qu’il avait aidées à avorter. Ce n’était pas un simple urgentiste qu’on pouvait briser à loisir, il était le doyen de la Faculté  et sa  qualité d’homme le persuadait que la loi est la seule personne âgée qu’on peut bousculer sans avoir à s’excuser. Convoqué par le ministre de la Justice, il avait évoqué le sort des miséreuses qui avortaient en France dans des conditions insoutenables et celui de ces bourgeoises aisées qui se rendaient en Angleterre pour le même geste mais cette fois dans le plus grand confort.

          Le ministre avait rétorqué pour toute réponse : « le vice des riches ne doit pas devenir celui des pauvres »… de quoi méditer !

          Je suis persuadé, Monsieur, qu’en dehors de la philosophie, vous avez suivi des études d’histoire et que vous êtes sans ignorer que l’histoire est têtue et se répète souvent. Le beau modèle français dont vous êtes si fier est la copie conforme de celui de l’avortement avant les années 70. Les malades ou les grabataires, au bout du rouleau, qui en ont les moyens, vont finir leurs jours dans les meilleures conditions en Belgique ou en Suisse contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Ceux qui n’ont pas d’argent doivent se contenter de ce qu’on leur impose chez nous.

          Je  termine sur le sujet, Monsieur, en vous citant un exemple que j’ai vécu. Pardonnez-moi mais je n’ai pas de confrères chez qui je peux me servir en citations. 

          A quarante huit ans, après vingt huit années de mariage, mon épouse a appris soudainement qu’elle était atteinte d’un cancer du poumon qui avait déjà débordé.  Durant près d’un an, j’ai continué d’ajouter ma vie à la sienne pour que rien ne change et ne jamais lui donner le sentiment que je l’accompagnais. Voulez-vous que je vous la décrive brièvement, Monsieur ?  

          Dès l’annonce de sa maladie, elle fait le choix de sa fin de vie.  Commença alors un parcours où elle se retint de mourir uniquement dans le but de me préparer  à une séparation  annoncée.

          Elle rejeta tout traitement qui aurait pu altérer son identité de femme, exposa à son médecin oncologue ses exigences d’une transparence  entière sur son cancer, son refus de se retrouver grabataire ou comateuse et sa volonté non négociable de garder la maîtrise des opérations jusqu’au bout. Choisir sa mort et décider du moment  étaient pour elle des droits  que personne, même légalement, ne pouvait lui enlever.

          Au moment de partir elle avait encore du temps devant elle. De plus, elle ne souffrait pas. Elle renonça à vivre, estimant  simplement m’avoir suffisamment préparé à son absence. Elle est morte dans une grande douceur.

          Avant cela, elle m’aura fait vivre une période de ma vie particulièrement intense où rien ne devait changer de notre amour, seule arme pour vivre ce qui nous arrivait ; une période où  le désespoir et la tristesse n’ont jamais pu prendre le dessus ; une période où l’humour était  toujours présent  même s’il le disputait à l’émotion la plus simple ; une période où le bonheur n’a jamais déserté notre couple.

          Sachez qu’avant toute considération religieuse, d’éthique médicale, ou de référence à la loi, il faut immensément d’amour pour préparer et assister un être cher dans un tel  voyage.

          Je n’aurais jamais imaginé, un mois avant son départ, dans un ensemble d’été blanc, sous l’or de sa coiffure,  voir mon épouse franchir la porte d’un service de soins palliatifs…« Que vient faire cette femme chez nous ? Vient-elle se faire soigner ou se rend-elle à une soirée, à une garden-party ? ». Elle n’aurait jamais accepté le délabrement qui en est l’examen de passage.

          Je conclus sur le mot « dignité » dont vous me semblez mésuser. Je ne nie pas l’utilité des soins palliatifs, je reconnais même à ceux qui l’exigent leur droit à l’acharnement thérapeutique que personnellement je réprouve, mais pour moi dans « dignité » il y a avant tout respect et c’est faillir à la dignité d’un être humain que de lui refuser les droits élémentaires qu’il revendique, quels que soient ces droits.  

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